Aimer Mozart par Eric Rohmer..

Il y a deux façons de goûter Mozart : la superficielle et la profonde,

la première n’étant pas pour autant condamnable.

Eric Rohmer
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J’ai fini par y venir. Ou plutôt c’est venu à moi, sans crier gare, encore qu’il y fallut sans doute – en sous-main – le long labeur de l’expérience : mon mariage, la paternité, l’approche de la quarantaine, tout ce lest de la pensée par la chair qui se marque et l’enfance qui revient, et plus spécialement la naissance de ma troisième fille, Marthe, dont le prénom cogne comme une contraction du nom célèbre (M [oz] art), et qui avec son rire, son énergie, sa joie bondissante, contribua encore à me retourner le cœur (au point que ma quatrième fille, Elisabeth, a pu naître sur le Quatuor en ré mineur que Wolfgang composa lors des couches de Constanze et que nous pouvions diffuser dans la salle d’accouchement grâce à ce qu’on appelle – justement – des enceintes). Bref, je me lève un jour, et me voilà mozartien !

Mes raisons de le détester

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Ce n’est pas faute, pourtant, de l’avoir méprisé. Il n’y a pas de compositeur, autant qu’il m’en souvienne, que j’aie honni davantage. J’aurais dû lui en avoir quelque gratitude : mes persiflages à son endroit me servaient à faire montre de ma sensibilité surfine et à me démarquer de cet engouement vulgaire qui remplit cycliquement de ses « compil’ » les caddies du supermarché. Combien de spots publicitaires et d’attentes téléphoniques à se farcir la Petite Musique de Nuit ? Me parlait-on d’Amadeus que je répliquais ce qui me semblait le B.A.-ba de la vérité musicale : Bach, Beethoven, Bartók… Je trouvais son œuvre superficielle et sautillante, légère et gentillette, d’une gaieté trop naïve, pas assez blessée par les tourments de l’histoire, en un mot : « facile », qualificatif choisi par Mozart lui-même pour sa Seizième Sonate pour piano.

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Cette Sonate, au reste, il faut voir sur Youtube toutes les vidéos qui nous montrent le petit de la famille en train de la mouliner : un petit Français de 8 ans, un Japonais de 7, un Coréen de 6… Qui dit mieux ? Rien n’est plus agaçant que ces enchères du prodige. C’est la postérité de cette image perverse entre toutes : celle du précoce « petit génie ». On s’émerveille de ce petit d’homme et de son ébouriffante virtuosité. On ne voit pas que c’est le haïr en tant qu’enfant. Car l’enfance tient sa grâce de son insouciance, de sa fragilité, de son abandon. Or, ici, on prétend l’applaudir pour son application et sa maîtrise, c’est-à-dire qu’on la juge exclusivement d’après les valeurs de l’adulte. Et puis ce qu’on apprécie alors, ce n’est pas la musique, laquelle n’a que faire de l’âge du compositeur, mais l’exploit, c’est-à-dire la vitrine de l’exploitation. Contrairement à ce que l’on raconte, toute l’imagerie colportée de « Mozart-enfant-prodige » n’a pas fait beaucoup pour l’enfance : elle est une très bonne toile de fond pour d’innombrables torgnoles assénées sur le petit cancre, le bon à rien, le « qui-ne-se-fera-jamais-une-situation », le « qui-finira-par-ramasser les poubelles »… Et que je t’avorte du trisomique qui ne composera jamais un menuet à cinq ans ! Et que je te fabrique dans l’œuf l’homme nouveau, le surdoué, le fils à papa miraculeux !… On connaît ce lamento à propos des enfants opprimés : « C’est Mozart qu’on assassine ! » Mais quand on est génétiquement certain que ce n’est pas un Mozart, pourquoi ne pas assassiner ? Les adeptes de l’efficience (qui constituent ce qu’on pourrait appeler avec Anthony Burgess le « Wolf Gang ») peuvent très bien trouver dans la gloire du petit Amadeus un motif d’éliminer les minables et les faibles.

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A ce cliché s’en ajoute un autre, inverse en apparence, mais non moins dangereux : celui du Mozart assassiné par Salieri, n’ayant qu’un chien pour suivre son corbillard puis jeté à la fosse commune. Parce qu’il ne suffit pas d’être un génie, il faut encore être un génie méconnu, histoire que tous les ratés qui estiment avoir du génie puisse s’identifier, sans doute, mais surtout pour que l’artiste puisse apparaître sous des dehors christiques et devenir ce saint qui nous invite, non pas tant à être juste qu’à chanter juste ou à l’écouter dans un confortable fauteuil. Mozart, Jim Morrison, même combat. La religion laïque de l’art se fabrique ses icônes devant lesquelles s’assurer que la musique adoucit les mœurs et qu’il n’est pas besoin d’autre sacrement. Le nazisme y croyait tout autant qu’une certaine gauche lettrée : Hitler, lui aussi génie méconnu, prenant sa revanche dans la politique, invente le national-esthétisme. En 1941, à l’occasion du cent-cinquantenaire de sa mort, le Gauleiter de Vienne, Baldur von Schirach, fait sur Mozart un discours qui le présente comme un grand Allemand : « Il constitue une partie de cette force qui nous permet de mener la guerre. […] Son immortalité et sa transfiguration sont un message pour nous tous, les errants qui combattons et tombons, nous relevons et continuons sur la voie de l’éternité. […] Plus cela avance, plus Mozart appartient à la Nation. » Et d’affirmer que ce « sauveur » en évoque irrésistiblement un autre, le Führer du Grand Reich, pour qui le Philharmonique de Berlin était aussi important, afin de conquérir les peuples, que la Gestapo. Le Salut par l’Art, la politique ramenée à l’architecture, les lois de Nuremberg comme la partition d’orchestre d’une grande Symphonie héroïco-populaire, tels sont les ressorts du nazisme : au lieu de gouverner les hommes tels qu’ils nous sont donnés dans leur histoire et leur liberté irréductibles, il s’agit de les traiter comme un matériau plastique et sonore, d’en tirer le surhomme de demain. Pour cela, il faut au préalable nous faire un portrait de l’artiste en martyr.

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Aussi est-il courant de lui accoler cette épithète : le « divin » Mozart. Comment l’effort aussi bien contre la bêtise que contre l’idolâtrie ne trouverait-il pas là de quoi ruer contre ? Bon, je ne ferais pas ma mauvaise tête, admettons que « divin » ne signifie pas que Mozart est Dieu, que cela veut seulement dire que sa musique est supérieurement belle, qu’elle engendre en nous des sentiments très purs, qu’elle semble laisser entrevoir un paradis, etc. Mais ne peut-on pas, en ce sens, et à plus juste raison, parler du divin grégorien, du divin Bach, du divin Beethoven et plus encore du divin, du religieux, du sacré Wagner ? Et, néanmoins, après ce qu’il faut bien nommer une conversion – misère ! – aujourd’hui je me sens à mon tour obligé de professer cette épithète. Car, hélas ! J’ai endossé la panoplie avec tous ses accessoires : à présent j’écoute la Petite Musique de Nuit et la Sonate facile, j’aime Mozart comme l’Indien de l’Orénoque ou la caissière du Monoprix, et même comme ma femme qui exhale un « non, ce n’est pas possible » quand je lui fais écouter l’andante de la première symphonie et lui murmure après un temps, pour ménager mon effet, qu’il la composa à huit ans… Mais avant que celui que je fus condamne celui que je suis, qu’il entende ma défense, qu’il comprenne en quoi je ne l’ai pas trahi, pourquoi la musique de Mozart me paraît effectivement avoir quelque chose de divin.

Pourquoi « divin » et pas « galant » ?

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Cet adjectif suprême, il y a plusieurs manières, pour un musicien, de le mériter. Le laisse entendre ce fameux mot de Rossini auquel on demandait quel était pour lui le plus grand des compositeurs : « Beethoven ! – Et Mozart, alors ? – Oh, lui, c’est le seul ! » Mozart ne supporte pas la comparaison. Qu’on le compare à un autre de ces très grands artistes, il paraîtra moindre : Beethoven est plus grand, Bach plus religieux, Haydn plus construit, Schubert plus émouvant, Wagner plus sacral, Rossini lui-même, pourquoi pas ? plus rossignol… Je ne retiens pour l’heure que les deux premiers, ils me permettent de décrire deux aspects étranges du génie et de la profondeur de Mozart, à savoir qu’il est génial en se faisant disciple, et qu’il est profond en adoptant le style galant.

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Que veut dire être grand ? Se sentir à l’étroit dans les vêtements que portent ordinairement les autres. Il en va ainsi pour Beethoven. Ses partitions sont pleines de ratures. Il fait craquer les coutures de l’habit. Beethoven est un inventeur de formes neuves. Il y a en lui de ce Prométhée qui fascine Victor Hugo : « Le grand Allemand, c’est Beethoven. » La critique peut donc insister sur sa « puissance », sa « grandeur morale », son « esprit moderne ». Attributs qui ne conviennent certes pas à notre « Aimé-de-Dieu ». Mozart moderne ? Il est plutôt la définition du classique. Sa grandeur morale ? En dehors de la musique (et encore), il est plutôt farceur, et quand Ludwig lit Kant, Wolfgang préfère s’amuser à des calembours d’almanach, selon une toute autrichienne légèreté d’esprit. Quant aux formes musicales, il n’en a créé aucune. Il s’intéresse à tout ce qui se fait, à tout ce qui s’est fait, et il reprend ce qui est bon, suivant petits et grands maîtres : Jean-Chrétien Bach, Haendel, Schobert, Gluck, Sammartini, « papa Haydn », Jean-Sébastien Bach… C’est presque un plagiaire. Presque. Car à chaque fois qu’il reprend une forme bien connue, il l’illumine de sa touche singulière, comme Racine lorsqu’il reprend les sujets de Bérénice ou de Phèdre. Dilthey a ces mots remarquables : « Mozart n’est pas venu instaurer un nouvel ordre du monde, mais exprimer musicalement ce qui est. » Et voilà le premier point de ma plaidoirie contre moi-même : le génie de Mozart va contre la figure effervescente et prométhéenne du génie romantique, et cette manière d’être génial (ou divin) est très précieuse à l’heure où la technique prétend « instaurer un nouvel ordre du monde ». Elle ne fait pas du passé table rase, ne prend pas la tradition comme un fardeau encombrant, mais comme un appui qui permet de soutenir sa course. Elle ne viole pas la nature, ne la considère pas comme un fonds pliable à son gré, mais comme un élan qu’il s’agit de continuer et d’épanouir : « La nature parle en moi », confie-t-il dans une lettre. La nature et non le génie. Mozart ne veut pas avoir l’initiative. Il ne se voit pas en créateur. Son art se déploie dans le prolongement de la rivière et de l’oiseau, et dans la reprise de la sagesse des pères. Il se met d’abord à l’écoute : Shéma [1]  Mot hébreu signifiant « écoute », par lequel commence… [1] … De là sa limpidité et son universalité comme une source. Car la fraîcheur de la source lui vient de n’être pas à soi-même son origine, mais de recueillir à travers soi, en les réchauffant, les neiges qui viennent de plus haut. Et le mozartien, même s’il peut admirer l’ « enfant prodige », admire d’abord l’enfant tout court, et même le petit demeuré dans sa spontanéité naïve, car la musique de Mozart est dans la simplicité d’un accueil qui repousse toute démiurgique fascination.

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Si on le compare au protestant Bach, il est évident que le catholique Mozart peut faire figure de frivole. La musique de Bach apparaît à la fois plus savante et plus religieuse. Plus intellectuelle et plus cultuelle. Bach offre à Dieu la dîme de ce qu’il y a en l’homme de plus élevé et de plus grave, de plus pur et de plus élaboré. Mozart ne renie pas l’élevé, bien au contraire, mais il prend aussi avec lui le profane et même l’amusant (sans oublier que musique et amusement trouvent leur commune racine dans le nom de « Muse »). Les frontières chez lui ne sont pas nettes : ce qui se joue à l’église peut se retrouver sur une scène d’opéra, et inversement. La mélodie d’un Agnus Dei se retrouve dans Les Noces de Figaro. Et l’Et incarnatus est de la Grande Messe en ut mineur peut ressembler à un air italien. Les auditeurs tireront ce jeu dans un sens ou dans l’autre : les uns diront qu’il profane le sacré ; les autres, qu’il spiritualise le profane. Fernando Ortega fait une très juste remarque : « Si Bach est plus religieux, Mozart est plus théologal. » Les vertus théologales, en effet, à la différence de la vertu de religion qui s’exerce spécialement dans le culte, se déploient aussi bien à l’église qu’à la maison, au cirque qu’au monastère, dans un boudoir même et jusque dans un comité d’entreprise… Mais avant d’aller jusqu’à cette affirmation théologique, je crois qu’il faut d’abord remarquer que Mozart adopta le style galant une fois pour toute : une musique qui flatte d’emblée l’oreille, d’un grand confort d’écoute, avec sa régularité rythmique qui repousse le rubato de la confidence sentimentale, ses cadences qui viennent ponctuer les phrases et confèrent au flux des notes la clarté d’une conversation. Et voilà le second point de mon apologie pro vita mea : on peut faire sentir que l’on est profond, mais le plus difficile est de l’être sans l’afficher, c’est-à-dire de ne pas être profond qu’en surface. Le génie de Mozart est à l’inverse, comme la mer, une surface chatoyante où se plaisent tous les jeux de la lumière, et sous cet ondoiement toujours le même et toujours neuf, l’abîme. Dans son maître-livre sur La Pensée de Mozart, Jean-Victor Hocquard cite Tchouang-Tseu : « Un soulier est parfait, quand le pied ne le sent pas. » L’art mozartien est de ne pas se faire sentir et de nous transporter d’un coup, sans qu’on sache trop comment. Pour ma part, afin de ne pas faire oublier la croix qui se cache sous cette grâce, je préfère reprendre une parole de Pascal : « Comme Jésus-Christ est demeuré inconnu parmi les hommes, ainsi sa vérité demeure parmi les opinions communes sans différence à l’extérieur. Ainsi l’Eucharistie parmi le pain commun. [2]  Pascal, Pensées, § 211, éd. Michel Le Guern, Gallimard,… [2]  » Ainsi (mais dans l’ordre esthétique et sans le canoniser) Mozart parmi tous les compositeurs faciles de son temps ? Lorsque le Verbe se fait chair, l’événement absolu épouse les apparences les plus ordinaires : alors, il se manifeste, en même temps que sous un autre rapport il se cache davantage, puisque sa parole inouïe résonne à travers la voix d’un charpentier nazaréen ; alors, le plus sacré rentre dans le plus profane, puisque Dieu devient ce passant qui mange et boit avec les publicains. Cette proximité même du divin risque le malentendu : comme la lettre volée d’Edgar Poe, tellement en évidence qu’on ne songe pas que c’est celle que l’on recherche, on peut prendre l’Homme-Dieu pour un quelconque agitateur, un autre Theudas ou Judas le Galiléen. A moins qu’on ne l’écoute avec attention. Shéma… Il y a quelque chose de cela chez Mozart (comme aussi chez Proust, par exemple) : sous des dehors mondains, une joie qui peut paraître légère mais qui sait traverser le drame le plus profond. La mort y est souvent à l’œuvre. Mais plus encore la grâce improbable d’une vie subitement rendue. Or, à chaque fois, c’est comme avec l’Incarnation : le Dieu qui meurt peut n’apparaître que comme un bouffon dérisoire ; l’Homme qui ressuscite comme un cadavre escamoté.

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Jusqu’ici j’ai été plus descriptif qu’explicatif. Avec la musique, du reste, peut-on faire autrement ? Je voudrais toutefois m’essayer à décliner plus avant ce qui donne du poids à sa légèreté même, et par là ce qui l’apparente esthétiquement à la grâce (rien de plus léger et rien qui ait plus de poids). Je me contenterai d’explorer ces deux motifs : si elle est si divine, c’est primo, parce qu’elle ne se veut pas sacrée, secundo, parce qu’elle cherche avant tout le divertissement…

Papageno contre Parsifal

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Couché sur son lit de mort, sous une couverture blanche, alors qu’un canari chante dans une petite cage, ses lèvres pâles laissent échapper une mélodie. La Flûte enchantée se joue encore au théâtre de Schikaneder. Mozart fredonne-t-il la sublime prière de Pamina « Ach, ich fühl’s » ? S’agit-il du duo des élus traversant le feu : « Par la magie de la musique nous marchons joyeusement à travers les ténèbres de la mort » ? Non, mais l’air populaire de Papageno l’oiseleur. Il faut le souligner : tandis que Tamino passe avec succès les épreuves de l’initiation, Papageno les rate toutes, et il n’en gagne pas moins sa Papagena dans une joie rayonnante. Alors, bien sûr, il y a le combat, la colonne d’harmonie, toute la construction maçonnique qui achemine vers la sagesse ; mais il y a aussi la sagesse qui vient vers nous comme ça, comme qui s’amuse, bien que nous soyons des petits rigolos tout peureux et ratés.

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Nous voici loin de Parsifal. Chez Mozart – le début du quatuor « Les dissonances » en présente le paradigme – le passage des ténèbres à la lumière n’est pas volontariste, il ne procède pas d’un effort titanesque, il n’est pas le résultat d’une lutte, mais plutôt sa récompense indue, l’éclosion d’un printemps inespéré. Pas de Voyage d’hiver, mais une éclaircie qui déchire illico tous les nuages. Pas de Sacre du printemps, avec sa pompe monumentale, son rituel féroce, ses floraisons à coups de soc dans une victime, mais l’hirondelle qui fait sans transition changer de plan, nous tourne vers un ciel devenu bleu malgré nous. Mozart n’est ainsi divin qu’en étant d’autant plus humain, mais d’une humanité qui n’est pas celle de l’humanisme triomphal : il ne fait pas l’éloge du héros, du fort, du vainqueur (le seul grand vainqueur, Don Giovanni, n’est couronné que par l’enfer) ; il montre le faible et le ridicule graciés sans qu’on sache pourquoi, simplement parce qu’ils ont pris la mesure de leur impuissance. Ainsi Idoménée, qui ne peut plus s’en sortir, et la voix de Neptune soudain suspend le sacrifice et brise la fatalité. Ainsi le comte Almaviva, aussi bien que Figaro, humiliés et pardonnés en dépit de leurs tours. Ainsi Papageno, donc, joyeux quoiqu’ayant échoué au rite de passage. C’est ce qui fait l’esprit d’enfance de cette musique (une enfance qui la hante d’autant plus que Mozart en fut en quelque sorte privé, voué par Léopold au travail et à la posture de l’exhibition dans toutes les cours d’Europe, si bien que le petit, dès qu’il arrêtait son récital prodige, posait cette question bouleversante à ceux qui s’intéressaient à lui : « M’aimez-vous ? M’aimez-vous bien ? »). L’esprit d’enfance est cette légèreté plus forte que toute gravité, parce qu’elle s’abandonne à la providence d’un Père qui excède tout pouvoir humain.

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Puisque le salut ne dépend pas de nous seuls, le sérieux consiste dès lors à ne pas trop se prendre au sérieux. Et d’abord à ne pas faire de la musique un sacrement, de l’opéra une grand’messe, mais de manifester au contraire, comme dans Cosi fan tutte, que nous ne pouvons pas être fidèles par notre propre industrie, et donc que nous devons espérer une grâce. Ici, la musique fait signe vers l’autre, peut-être vers l’autel, mais elle ne se substitue pas à lui. C’est là la grande différence de Mozart avec Wagner. Le pontife de Bayreuth, ennemi de la légèreté italienne, veut que son opéra soit le lieu même du sacré. Il faut que l’on vienne à son œuvre comme en pèlerinage et qu’elle dure assez longtemps pour nous envoûter. Et Wagner y réussit puissamment. C’est ce qui le rend plus souverain que Mozart. Mais cette puissance relève aussi d’une naïveté qui le place au-dessous de Rossini. Car Rossini, en vrai disciple de Mozart, savait que l’esthétique n’était pas le religieux et que la scène, si elle approchait le mystère, ne produisait au mieux que du mystère bouffe, du sacré divertissement, et qu’il fallait donc chercher la justice ailleurs que dans son spectacle : il ne suffit pas de chanter « Seigneur ! Seigneur ! ».

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Mozart ne succombe pas à la tentation de la puissance. Il touche sans attraper, captive sans capturer. Dans sa dernière symphonie, « Jupiter » la mal nommée, aux parties tonnantes succèdent aussitôt une petite danse légère, comme un pied de nez, un « nananananère » qui tourne en dérision la prétention babélienne d’emporter le ciel par la force. Cette grâce peut passer pour de la facilité ; cet esprit d’enfance, pour de la puérilité. Le malentendu reste toujours possible. Réalité à double face : galante et pieuse, libertine et fervente, dont l’équilibre est fragile et qui laisse à l’oreille la possibilité de fourcher. Souvent on n’entend que l’un ou l’autre, et pour moi ce fut d’abord le versant de la galanterie facile, attrayant pour certains, pour moi agaçant. Mais lorsque je perçus les deux unis sans confusion, comme les deux natures dans l’unique personne du Verbe – à la fois ce bambin gigotant sur la paille et le Nom imprononçable du buisson ardent – comment n’eussé-je pas été comme le ravi de la crèche ?

Sérieux du divertimento

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Il faut reconnaître à nouveau la possibilité de ce malentendu : quand même il assumerait la gravité de Bach, l’énergie de Haendel, Mozart ne peut s’empêcher de « sacrifier au style brillant et insouciant des Italiens sans pour autant tout à fait oublier Salzbourg. » Que l’on écoute ses grands divertimentos, les sérénades Haffner ou « cor de postillon », œuvre de cour, il s’y manifeste souvent le style, la limpidité, le jeu mais aussi les obscurcissements harmoniques que l’on trouve dans les œuvres d’église. Mozart, au fond, n’est jamais sorti du divertimento. Et c’est pour cela que des esprits graves comme je fus peuvent l’accuser de succomber à la facilité mondaine, et plus encore au divertissement pascalien.

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Mais il est un sens du divertissement que Pascal, trop janséniste sur cette matière, n’a pas su voir : c’est celui de l’activité gratuite, inutile, pas sérieuse en apparence, mais à cause de cela qui s’imprègne du sérieux même de la grâce. Mozart joue pour jouer. Mozart chante pour chanter. Il ne prétend pas délivrer une sagesse. Il ne cherche pas à exprimer un état d’âme. C’est là sa distinction, et le pénétrant Karl Barth mieux qu’aucun autre sut l’expliquer : « Contrairement à celle de Bach, la musique de Mozart n’est pas un message ; à l’inverse de celle de Beethoven, elle n’est pas une confession personnelle. Dans sa musique, Mozart ne proclame pas de doctrine, il ne se proclame pas lui-même. Mozart ne veut rien proclamer, il se contente de chanter. Ainsi, il n’impose rien à l’auditeur. Il ne l’accule à aucune décision. Il n’exige de lui aucune prise de position : simplement il le libère. [3]  Karl Barth, Wolfang Amadeus Mozart, 1756-1956, Labor… [3]  » Cette absence ensemble de message et de confession est ce qui permet à une écoute distraite, écoute réelle cependant, d’en conclure à un bas divertissement. Mais Barth y reconnaît un divertissement paradisiaque. Lui, le protestant, n’a pas peur d’affirmer : « Je ne suis pas sûr que les anges, lorsqu’ils sont en train de glorifier Dieu, jouent de la musique de Bach ; je suis certain, en revanche, que, lorsqu’ils sont entre eux, ils jouent du Mozart, et que Dieu aime alors tout particulièrement les entendre. » Quant au mécréant lui-même – je veux parler de Cioran – il a cette autre audace : « Si, avec Bach, nous éprouvons le regret du paradis, avec Mozart, nous sommes au paradis [4]  Cioran, Le Livre des leurres, «Mozart ou ma rencontre… [4] . » L’absence de message porte en quelque sorte le message le plus universel et le plus paradisiaque. Le plus universel, parce que devant lui il n’y a pas de position à prendre. Le plus paradisiaque, parce que notre avenir radical, d’après les psaumes, se reçoit dans l’acte du chant. « Heureux les habitants de ta maison, ils pourront te chanter encore ! »

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Mais ne sommes-nous pas dès lors aussitôt reconduit au reproche d’évasion, d’esquive de l’horreur ? Comment écouter Mozart après Auschwitz ? Ne faut-il pas que l’art, pour ne pas paraître à la fois niais et complice, assume en lui la plainte, la discordance, le cri des suppliciés et l’explosion des bombes ? Ne devrait-on pas ne plus faire d’opéras qu’avec des ténors qui hurlent des coloratures qui succombent à l’asphyxie ? Il paraît nécessaire, en tout cas, que l’œuvre puisse dénoncer, ou du moins signifier le mal qui nous ronge, sous peine de n’être qu’un opium, qu’un analgésique qui voile le symptôme et laisse ce mal, sous nos faces pâmées, nous atteindre plus au cœur. Mais que reste-t-il alors de la musique ? Ne tournerait-elle pas au bruit ? Mozart n’avait-il pas raison de dénoncer l’imposture qui consistait à y porter la fureur des passions jusqu’à blesser l’écoute ? « La musique, même dans la situation la plus terrible, ne doit jamais offenser l’oreille mais, pourtant, là encore, la charmer, et donc rester toujours de la musique. [5]  Lettres de Mozart à son père Léopold sur L’Enlèvement… [5]  » Une œuvre d’art, même si elle suscite terreur et pitié, les suscite à travers une mimésis, dans la distance d’une représentation et de manière à ce que l’on en jouisse, sinon de peur on quitterait la salle ou, de compassion, on monterait sur scène. Alors, rendre Auschwitz agréable ? Voir les chambres à gaz en mangeant du pop corn ? Ou bien faire exploser des bombes dans la salle jusqu’à vous péter le tympan ? Faire du beau avec de l’horreur pose un problème moral plus grave et plus difficile que faire du beau avec de l’anodin. Jacques Rivette le rappelait dans son article « De l’abjection » : « Il est des choses qui ne doivent être abordées que dans la crainte et le tremblement ; la mort en est une, sans doute ; et comment, au moment de filmer une chose aussi mystérieuse, ne pas se sentir un imposteur ? » C’est pourquoi la stratégie de Mozart est peut-être la plus juste : sa musique nous enlève dans un univers limpide, et quand elle aborderait la dissonance (comme dans la fin de Don Juan), c’est pour ramener par grâce dans un paradis auditif, en sorte que lorsqu’elle s’arrête, nous n’en éprouvons que plus cruellement la morsure de nos fautes. Plutôt que signifier le mal en le représentant dans une brisure de l’harmonie, elle le signifie à travers la pureté de l’harmonie même – par contraste ; et la lumière de son chant gratuit ne nous fait que mieux percevoir les ténèbres de nos aboiements.

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Il y aurait beaucoup à dire sur cette désignation de l’activité bienheureuse comme d’un « chanter encore » (je me propose d’y consacrer un livre). Qu’on se contente pour l’heure d’y voir une réponse à cette union théologale du galant et du profond, du plus léger et du plus lourd dans la musique de Mozart : le chant pour le chant, c’est chose futile au regard des préoccupations de ce monde, mais c’est aussi le signe de l’apocalypse, – « Ils chantaient un cantique nouveau » (Ap 5, 9 et 14, 3).

Notes

[1]

Mot hébreu signifiant « écoute », par lequel commence le verset 4 du chapitre VI du Deutéronome.

[2]

Pascal, Pensées, § 211, éd. Michel Le Guern, Gallimard, 1977.

[3]

Karl Barth, Wolfang Amadeus Mozart, 1756-1956, Labor et Fides, 1969, p. 26.

[4]

Cioran, Le Livre des leurres, «Mozart ou ma rencontre avec le bonheur », Œuvres, Gallimard, 1995, p. 176.

[5]

Lettres de Mozart à son père Léopold sur L’Enlèvement au Sérail.

Résumé

Français

Mozart ne succombe pas à la tentation de la puissance. Il touche sans attraper, captive sans capturer. Cette grâce peut passer pour de la facilité ; cet esprit d’enfance, pour de la puérilité. Le malentendu reste toujours possible.

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