Quobuz
Alfred Brendel a arrêté sa carrière en 2008, après soixante ans d’activité. Un des plus grands pianistes de notre époque, il reste un personnage central de la vie musicale et une référence pour de nombreux interprètes. Rencontre exclusive.
PAR Olivier Bellamy | RENCONTRES | 11 avril 2012
Une nouvelle édition révisée de votre essai Réflexions faites vient de paraître chez Buchet-Chastel. Pourquoi avoir voulu, trente-quatre ans après, remanier certains passages ?
— En fait, c’est Buchet-Chastel qui a souhaité rééditer ce livre, et j’en ai été très heureux. Or il se trouve que j’ai une amie et collègue [la pianiste Chara Iacovidou – Ndlr] qui parle très bien plusieurs langues et qui a été capable de corriger toutes les erreurs qui s’étaient glissées dans la première édition française.
Vous avez fait vos adieux au concert en 2008. À Paris, c’était au Théâtre du Châtelet, lors d’un récital comprenant des œuvres de Haydn, Mozart, Beethoven et Schubert, le cœur de votre répertoire. Avez-vous eu des regrets par la suite ou caressé, même fugitivement, le désir de remonter sur scène ?
— Pas un seul instant. Ma décision était mûrement réfléchie et j’avais une idée très claire de ce que je voulais faire après avoir donné des concerts pendant soixante ans de ma vie. J’ai aussi une activité littéraire, comme vous l’avez signalé, et j’ai pensé que le moment était venu d’écrire davantage, de donner des conférences, de lire ma poésie et d’offrir des master classes.
RÉÉDITION RÉVISÉE
L’ouvrage d’Alfred Brendel Réflexions faites, paru pour la première fois en 1979 en français, vient d’être réédité chez Buchet-Chastel dans une version révisée. Celui qui s’est retiré de la scène en 2008 (sans délaisser l’enseignement ni l’écriture) a remanié et enrichi son passionnant essai vieux de trente ans de nouveaux articles sur Mozart, les Variations Diabelli de Beethoven, la Sonate en si de Liszt et le Concerto pour piano de Schoenberg. Essentiel.
Traduit de l’allemand par Brigitte Vergne et
Dominique Laure Miermont, édition révisée
par Chara Iacovidou (240 pages – 17 €)
Alfred Brendel avec Olivier Bellamy lors de cette interview diffusée le 16 février 2012 (qui peut être écoutée sur le site www.radioclassique.fr.
Pensez-vous avoir été utile dans votre vie, ou revendiquez-vous la magnifique et nécessaire inutilité de l’artiste ?
— Bon, on ne risque pas sa vie à jouer du piano… et je n’ai tué personne. Donc, je n’ai pas mauvaise conscience. Et je pense avoir rendu des gens heureux au cours de ma carrière. Mais évidemment, il y a certainement d’autres moyens d’aider ses contemporains à mieux vivre. J’ai simplement fait fructifier le talent que j’avais reçu et cela m’a rendu moi-même heureux.
Avez-vous parfois martyrisé les accordeurs de pianos qui avaient la charge de régler votre instrument avant les concerts ?
— J’ai toujours demandé beaucoup aux techniciens qui m’assistaient. J’ai rencontré des personnes extraordinaires et j’ai passé d’excellents moments avec ceux qui aimaient ce que je faisais et qui comprenaient ce que je voulais obtenir. Quant à ceux qui ne savent pas réellement ce qu’est un concert, le travail a été, certes, plus compliqué.
Pensez-vous qu’un interprète puisse être, dans une certaine mesure, un créateur ?
— Il existe des interprètes qui utilisent les pièces qu’ils jouent comme si elles étaient les leurs. Je suis convaincu, pour ma part, que l’interprète n’est pas le créateur. Sans le compositeur, l’interprète n’est pas grand-chose. Nous devons venir en aide au créateur. À ce propos, le pianiste Edwin Fischer a dit : » L’interprète doit rendre vie à l’œuvre sans la brutaliser. « C’est ma position. Certains pensent que la musique commence à prendre vie au moment où ils l’interprètent, sinon l’œuvre n’existe pas. Je ne crois pas que ce soit la vérité. La musique est déjà écrite, mais elle dort. Nous sommes là pour poser un baiser afin qu’elle se réveille.
Les grands chefs-d’œuvre de la musique sont inépuisables. Vous arrive-t-il, encore aujourd’hui, d’y trouver de nouvelles richesses auxquelles vous n’aviez pas songé auparavant ?
— Absolument. Parfois, au beau milieu de la nuit, certaines musiques me traversent l’esprit, très en détail. Ce qui est intéressant pour moi, à mon âge, alors qu’une partie de mon esprit s’évapore un peu, inexorablement, c’est que la musique reste très présente, très vivante. Elle continue à se développer en moi, à grandir. Je vois, j’entends et je sens certaines choses avec beaucoup plus de précision qu’autrefois. C’est ce que je remarque quand je travaille avec des musiciens et que je les conseille.
Interpréter la musique est à la fois intellectuel et physique. Vous sentez-vous parfois comme un mathématicien qui doit résoudre un problème délicat, puis comme un acteur qui doit l’incarner ?
— Il y a beaucoup de choses à faire en même temps, effectivement. Mais en ce qui concerne ma personnalité, je ne me sens pas comme un mathématicien, non. Et je ne sépare pas forcément le temps de la réflexion de celui de l’action. Quand je joue, certaines choses sont le fruit de la pensée et d’autres appartiennent à l’instant présent. Ce qui est important, c’est de lire la partition avec exactitude — c’est bien plus difficile qu’on ne le pense — et aussi de comprendre que ce qui a été couché sur le papier n’est qu’une partie de ce que le compositeur avait en tête.
Vous sentez-vous de plus en plus libre avec l’âge ?
— Oui. Mais, à mon âge, je sens qu’il est très important que l’interprète se souvienne de toutes les étapes de son évolution. Il faut toutes les garder en soi et pas seulement en écarter une partie pour passer à l’autre. La musique a besoin de tous ces différents paliers, intégrés, mémorisés, de l’évolution d’un artiste.
Quand vous étiez jeune, une partie des sonates de Schubert était quasi inconnue du public. Vous avez contribué à sa reconnaissance, avec une sorte de familiarité intime, de sorte qu’Edwin Fischer a pu vous dire que vous jouiez sa musique comme s’il était un oncle à vous. En êtes-vous fier ?
— C’est vrai qu’après la guerre, le public ne connaissait qu’un très petit nombre de sonates de Schubert. J’ai eu la chance de découvrir cette musique et de l’offrir aux auditeurs. J’ai même pu tourner treize petits films pour la télévision et j’ai écrit sur ces œuvres, alors que très peu de choses sérieuses, à l’époque, avaient été publiées à leur sujet.
Dans Réflexions faites, l’un des chapitres s’intitule « Liszt, cet incompris ». Pensez-vous qu’on le comprend mieux aujourd’hui, grâce à vous et à quelques autres ?
— La situation s’est nettement améliorée. Quand j’étais jeune, l’homme cultivé pensait que Schumann était un compositeur profond, que Chopin était un poète et que Liszt était seulement un virtuose de salon. Ce n’est pas vrai si l’on prend en compte tout l’œuvre de Liszt. Force est de constater qu’il essaie d’atteindre un niveau transcendantal et qu’il y parvient. Liszt a utilisé le piano de manière exhaustive mais il n’a pas eu le temps de se poser, de choisir, de faire le tri. À mon sens, les plus belles pièces qu’il a écrites n’en restent pas moins ses œuvres pour le piano.
Un pianiste doit-il être à la fois comme un chanteur et comme un chef d’orchestre à son piano ?
— Dans ma vie de musicien, j’ai plus appris des chanteurs et des chefs d’orchestre que de mes collègues pianistes. Pour moi, la musique qui précède le XXe siècle trouve son essence dans le cantabile. Et en même temps, le piano a presque toujours été traité de manière orchestrale, pas seulement à l’époque romantique, mais aussi à l’époque de Bach et dans certaines sonates de Mozart. D’ailleurs, Hans von Bülow (1) avait l’habitude de dire que le pianiste avait un orchestre dans ses dix doigts.
Hans von Bülow était à la fois pianiste et chef d’orchestre…
— Oui, c’est peut-être le seul cas dans l’histoire d’un très grand pianiste qui était aussi un très grand chef d’orchestre.
Restez-vous un musicien en écrivant des poèmes, et un pianiste doit-il être une sorte de poète, car ces deux arts semblent très proches ?
— Quand je joue du piano, je ne suis pas un écrivain, et lorsque j’écris, même si c’est de la poésie, je ne suis pas un musicien. C’est peut-être un peu nécessaire d’être poète en jouant du piano, mais la poésie n’est pas l’essence de la musique. Je dirai que c’est une épice enchanteresse. Si un musicien est exclusivement un poète, il rencontrera des défaillances dans d’autres domaines qui constituent la musique.
Alors, qu’est-ce que la musique ?
— La musique se compose de sons organisés. Mais il faut y voir bien davantage. Le physicien Max Born écrivait à Einstein que l’émotion et l’intellect y sont pernicieusement mêlés. Dans la grande musique, le grand art et la grande littérature, l’enchevêtrement des deux libère et élève l’esprit. La musique est différente en ce qu’elle n’est pas liée aux mots ou à la réalité. C’est ce qui la rend si mystérieuse.
Pensez-vous que les grands compositeurs avaient toujours la conscience des possibilités contenues dans leurs œuvres ou que celles-ci leur échappent, et même que, parfois, l’œuvre soit plus grande que l’idée que le créateur s’en faisait ?
— Lorsque l’œuvre quitte le compositeur, elle vit sa propre vie, jusqu’à un certain degré. Nous essayons toujours de comprendre le compositeur, de savoir ce qu’il a voulu accomplir, de sentir comment son esprit musical fonctionne. Grâce, notamment, aux autres œuvres qu’il a composées. C’est très important pour le pianiste parce que les grands maîtres du piano ont aussi composé de la musique d’ensemble ou de la musique vocale, sauf Chopin. C’est pour cette raison que Chopin doit être considéré comme un cas à part. Mais ce qui reste fondamental, en tout cas, c’est de respecter une certaine discipline qui est la base même de l’interprétation de la musique. Si le pianiste est tout seul, il peut être amené à penser : » Je suis libre de faire ce qui me passe par l’esprit. » Cette liberté doit être remise en question et considérablement nuancée par ce qui constitue les lois de la musique, à l’exception des passages qui sont liés à l’improvisation ou qui évoquent des récitatifs d’opéra. L’interprète est libre à condition de savoir se diriger lui-même et d’avoir des qualités de chef d’orchestre. Je m’en suis souvent rendu compte, au cours de ma carrière, en jouant des concertos avec de grands chefs d’orchestre. Vous comprenez à ce moment que les changements de tempo ont un sens organique, un sens d’ensemble, et qu’ils ne sont pas uniquement le fruit d’une intuition charmante.
Il y a plus de pianistes en activité aujourd’hui dans le monde qu’à aucun autre moment de notre histoire. Est-ce selon vous une bonne ou une mauvaise chose ?
— Plus on enregistre de disques et plus on a de chances d’en trouver des bons. C’est une question de probabilité.
Louis Jouvet disait que la base du travail de l’acteur résidait dans l’art d’aimer et l’art d’admirer, et il ajoutait que, malheureusement, le théâtre était pratiqué par des gens égoïstes et imbus d’eux-mêmes. Pensez-vous la même chose des musiciens ?
— Un interprète doit aimer son père, et son père, c’est le compositeur. S’il critique son père ou s’il le déteste, il devrait plutôt essayer de devenir un compositeur lui-même.
Ou « tuer le père », comme disent les psychanalystes. Rangez-vous Glenn Gould dans cette catégorie ?
— C’est ainsi que je le ressens. Il traite certains compositeurs comme s’ils étaient ses ennemis. Visiblement, certaines personnes aiment ce traitement un peu… sauvage.
Que pensez-vous de la démocratisation de la musique classique ? Est-ce une bonne nouvelle pour l’avenir de l’humanité ou le signe d’un déclin de l’idée qu’on peut se faire du grand art ?
— Le grand art est aristocratique par essence. Ce qui ne veut pas dire que la musique classique doit être un privilège pour une poignée de privilégiés. Je suis très heureux de constater que de plus en plus de gens ont accès à cette belle musique, mais en même temps l’accès à une musique plus pauvre est nettement plus important. En fait, il y aura toujours une musique qui sera l’apanage d’un petit nombre de personnes qui auront eu la chance d’y être familiarisées. Prenez Haydn, par exemple : peu de gens savent à quel point il est un compositeur extraordinaire, qu’il a créé un univers dans ses quatuors à cordes, qu’il a introduit de l’humour dans sa musique, qu’il a inventé des formes. Il est un aventurier bien plus qu’un compositeur « classique ». Cette prise de conscience relève en grande partie de la responsabilité des interprètes. Au final, je dirai qu’il existe deux sortes d’interprètes : ceux qui éclairent l’œuvre de l’extérieur et ceux qui illuminent l’œuvre de l’intérieur. Et cela, c’est beaucoup plus rare.
Et bien plus difficile…
— Oui, cela implique beaucoup plus de travail.
Écoutez-vous parfois de la musique « pauvre » ou prétendue telle : de la variété, du jazz, de la pop ?
— Je n’en écoute pas par plaisir, elle existe partout et m’irrite souvent car elle est diffusée trop fort. Je respecte le jazz et je comprends la nécessité de ce style, mais ce n’est pas une musique dont j’ai besoin et qui me rend heureux.
Dans vos poèmes, édités chez Christian Bourgois, qui était votre ami, votre sens de l’humour, votre sens de l’absurde nous révèlent une autre face de votre personnalité. D’où cela vous vient-il : de vos racines moraves ou de l’Angleterre, votre patrie d’adoption ?
— Je ne sais pas. Même en Allemagne, il y a un sens de l’humour ! Curieusement, je ne le ressens pas en France. Il y a de l’esprit, oui, mais l’humour, c’est autre chose… Et pourtant, vous avez eu Rabelais ! Il faut pouvoir accepter ce qui a du sens et ce qui n’en a pas. C’est cela, l’humour ! Et je crois que c’est plus difficile pour certaines personnes que pour d’autres.
Aimez-vous Paris ?
— Dans une prochaine vie, lorsque je pourrai bien parler le français, je vivrai une partie de ma vie ici. Je suis toujours ravi de me promener dans les rues de Paris, surtout si le soleil brille. La beauté de cette ville va bien au-delà des autres cités du monde moderne. Un immeuble moyen à Paris est plus beau que n’importe lequel ailleurs.
Et vous avez une grande admiration pour le pianiste français Alfred Cortot…
— Oui. Je l’ai entendu en concert alors qu’il n’était plus qu’un vestige musical, mais à certains moments, on pouvait avoir une idée ce que qu’avait été son apogée. Ses enregistrements des années 1930 sont un exemple – non pas à imiter, bien sûr – pour comprendre jusqu’où on peut aller, c’est-à-dire le plus haut niveau d’imagination sonore qu’un pianiste puisse atteindre. Ses Préludes de Chopin enregistrés à Londres en 1933-1934 (2) sont l’un des plus beaux disques de piano jamais réalisés, tout comme son Concerto n° 4 de Saint-Saëns avec Charles Münch ou ses Variations symphoniques de Franck. Il était un chef d’orchestre admiré par Debussy, il a travaillé à Bayreuth, a créé des opéras de Wagner à Paris, puis, sitôt qu’il a cessé de diriger, il est parvenu au sommet de son art, au piano.
Pensez-vous que vos disques vous survivront, malgré l’évolution de la technologie, ou que ce sont vos textes qui resteront, car le texte reste en l’état ?
— Même quand le texte reste, le langage évolue. On ne parle plus aujourd’hui comme au temps de Shakespeare, Chaucer (3) ou Rabelais. J’espère que quelques-uns de mes enregistrements seront préservés. Mais il faudrait que ce soient les meilleurs et qu’ils sonnent toujours comme je les entendais.
Propos recueillis par Olivier Bellamy
(1) Pianiste et chef d’orchestre du XIXe siècle, d’abord marié avec la fille de Liszt, Cosima, avant que celle-ci n’épouse Wagner. Il a notamment créé la Sonate de Liszt et Tristan et Isolde de Wagner.
(2) Great Pianists of the XXth Century (vol. 21) 2CD
(3) Ecrivain et poète du XIVe siècle, auteur des Contes de Canterbury
ALFRED BRENDEL
« Ce qui est intéressant pour moi, à mon âge, c’est que la musique reste très vivante. Elle continue à
se développer en moi, à grandir »
« La musique est écrite, mais elle dort. L’interprète est là pour poser
un baiser afin qu’elle se réveille »
« Il existe deux sortes d’interprètes : ceux qui éclairent l’œuvre de l’extérieur et ceux qui illuminent l’œuvre de
l’intérieur. Et cela, c’est beaucoup
plus rare »
« J’espère que quelques-uns de mes enregistrements seront préservés. Mais il faudrait que ce soient les meilleurs et qu’ils sonnent toujours comme je les entendais »
Photo AFP / Getty images
1931
Naît à Wiesenberg, en Tchécoslovaquie (aujourd’hui Loucná nad Desnou en République tchèque).
1948
Premier récital à Graz (Autriche)
1952
Publie son premier disque.
1958
Premier pianiste à entreprendre l’enregistrement de l’œuvre intégral pour piano de Beethoven, qu’il termine en 1964
1970
Commence à enregistrer l’intégrale des concertos pour piano de Mozart avec Neville Marriner, finie en 1984.
2008
Dernier concert à Vienne, le 18 décembre