L’éducation musicale en Finlande..

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L’éducation musicale en Finlande :

la recette miracle de l’excellence

Par Suzana Kubik

Citons quelques noms : Rautavaara, Lindberg, Kaija Saariaho, Karita Mattila, Jukka-Pekka Saraste ou Esa-Pekka Salonen, les Finlandais interprètes ou compositeurs portent haut les couleurs de leur pays dans le monde musical. La Finlande est mélomane : elle compte aujourd’hui une trentaine d’orchestres professionnels ou semi-professionnels, 45 festivals de musique annuels, dont le renommé Savonlinna Opera Festival. D’où vient cette excellence dans tous les domaines de la musique, dans ce pays d’à peine 5 millions et demi d’habitants, niché au nord de l’Europe ? La réponse est notoire : les Finlandais ont un excellent système d’éducation musicale.

Comme le résumait le compositeur – récemment disparu – Einojuhani Rautavaara pour le New York Times : « La musique est extrêmement respectée en Finlande, et cela même par les politiques ».

Un système d’éducation musicale performant et largement soutenu par les pouvoirs publics, comme d’ailleurs tout le système éducatif finlandais, selon les classements PISA de l’OCDE, qui le place parmi les meilleurs au monde : « La raison pour laquelle nous sommes systématiquement très bien notés dans les classements PISA de l’OCDE, c’est précisément parce que nous avons dans le programme scolaire une éducation artistique complète et obligatoire dès les premières années pour tous les élèves, » explique Antti Juvonen, professeur de la pédagogie des arts à l’Université de Savonlinna dans l’est de la Finlande, qui forme les instituteurs du primaire en éducation musicale.

L’éducation musicale est une cause nationale

Une éducation musicale élevée en cause nationale, c’est l’origine historique de l’engouement des Finlandais pour la culture et les arts. Timo Klemettinen, directeur de l’Association des écoles de musique de la Finlande : « Nous avons tous appris que préserver notre culture et notre langue veut dire affirmer notre identité nationale, ce qui était particulièrement vrai à l’époque où la Finlande n’était qu’un champs de bataille entre la Russie et la Suède ».

Ainsi l’éducation artistique a-t-elle été intégrée dans le cursus scolaire depuis la fondation même de l’école publique en Finlande en 1866 et a joué un rôle majeur au cours du processus qui a mené à l’indépendance politique de la Finlande en 1917. Lorsque le cadre de l’éducation musicale prend forme après la Deuxième Guerre mondiale, on constate une pénurie sévère de professionnels de la musique qualifiés. Les orchestres sont fondés dans les grandes villes, mais les musiciens de qualité font défaut . Pour former les musiciens, il faut de bons professeurs. Le premier objectif fut donc de former les professeurs de musique, et par conséquent de créer un vivier de musiciens professionnels.

« La force principale du système éducatif en Finlande sont ses professeurs et ses enseignants. Ils sont tous formés avec la même exigence, peu importe le niveau pour lequel ils se spécialisent. Nous avons trois types d’enseignants de musique dans le système scolaire : les professeurs d’éducation musicale, les instituteurs avec une formation en éducation musicale et les enseignants spécialisés en éducation musicale, » détaille Antti Juvonen. Chant, théorie musicale et accompagnement à l’instrument font partie des compétences nécessaires pour enseigner en primaire. En 1957 la célèbre Académie Sibelius prend en charge la formation des maîtres en ouvrant un département pour la musique à l’école.

Des enseignants qualifiés et une approche exigeante

Depuis les années 1970, l’éducation musicale à l’école se développe en accéléré, financée systématiquement et de manière continue par le gouvernement finlandais. « L’éducation artistique a toujours été un argument politique, qui est toujours remis sur le tapis en période électorale. Les électeurs le demandent et les politiques le savent bien », précise Antti Juvonen.

Quant au programme scolaire, pendant environ 10 ans les élèves finlandais reçoivent une éducation musicale intégrée dans le curriculum : apprentissage d’un instrument, écoute, expression corporelle et activité musicale créative demandent un bagage considérable aux enseignants : _« L’éducation musicale est obligatoire pendant les huit années du primaire à raison d’une heure par semaine. A partir de la quatrième année, certaines écoles proposent les cours facultatifs d’une ou deux heures de plus, et il y a aussi des cours de musique spéciaux, au moins deux ou trois heures par semaine, pour les enfants qui veulent approfondir leurs connaissances et qui sont proposés par au moins une école dans la région »._En effet, les élèves finlandais assistent à en moyenne mille heures de cours en moins que leurs camarades européens et n’ont que très peu de devoirs. Leur journée se termine vers 14 heures et leur laisse du temps pour les activités sportives ou artistiques.

Dès l’âge de 7 ans, les élèves apprennent à écrire et à lire la musique, la théorie et l’histoire musicale, ont une initiation aux esthétiques musicales différentes européennes et extra-européennes. Plus les élèves grandissent, plus le programme devient exigeant. Ils apprennent à chanter la polyphonie et la théorie se complexifie. La pratique instrumentale est introduite par les percussions au début, et ensuite par la flûte à bec et le kantele, instrument traditionnel finlandais. Une fois dans l’enseignement secondaire, les élèves ont déjà acquis de solides bases en musique : l’éducation musicale devient une option au même titre que les autres disciplines artistiques, mais les arts doivent faire partie du parcours de chaque élève : « Lorsque le professeur de musique dans une école est particulièrement motivé, la vie musicale de l’établissement peut être extrêmement riche, avec au moins une chorale par école et de nombreuses occasions pour les enfants de s’exprimer en musique ».

Tous les élèves sont concernés. Comme l’explique Antti Juvonen, les élèves atteints d’un handicap ont le même accès à l’enseignement musical que les autres, puisqu’ils sont intégrés dans le système scolaire régulier – les écoles finlandaises sont inclusives depuis les années 1970 et disposent d’un encadrement spécial des élèves en difficulté, y compris en musique.

Un réseau dense d’écoles de musique

En parallèle, le réseau des écoles de musique est extrêmement répandu et stable, grâce au financement croisé du gouvernement et des municipalités défini par la loi depuis 1969. Une centaine d’établissements accueillent les élèves pour un enseignement spécialisé et sont présents même dans les territoires les plus éloignés du cinquième plus grand pays d »Europe : « Nous avons un système très fort d’écoles de musique depuis les années 1970 qui permet de faire de la musique dès le plus jeune âge. Il est relativement coûteux : en moyenne, l’enseignement dans les écoles de musique coûte 200 à 300 euros par année scolaire et il faut rajouter l’achat de l’instrument. Par contre, il est très bien implanté géographiquement, il existe des écoles de musique accessibles à moins de 20 km même dans des régions les plus éloignées, comme la Laponie. De ce point de vue on peut dire en effet que l’accès de chaque enfant à l’éducation musicale est assuré ».

Selon Timo Klemettinen, cité par Music in Australia, les écoles de musique sont financées à 57% par l’Etat et à 27% par les municipalités. Le coût pour les parents varie en fonction du positionnement géographique de l’établissement entre 1000€ par an à Helsinki et 200€ par an dans les zones rurales. Mais les écoles de musique dispensent les cours individuels d’instruments et proposent des cursus pour les élèves particulièrement doués et intéressés par la musique. « En règle générale, ce sont les écoles de musique qui forment les musiciens professionnels au départ, et ce dès le plus jeune âge. Il y en a qui proposent l’éveil musical même pour les bébés, et l’initiation à la musique à travers le chant et le jeu dans le préscolaire n’est plus une exception depuis longtemps. Mais dès le primaire, on aborde des apprentissages de manière sérieuse ».

La pédagogie praxialiste

Si l’enseignement musical à l’école est pris au sérieux, cela ne veut pas dire qu’il soit académique. Il puise l’inspiration dans l’approche praxialiste, comme la définit David J. Elliot, théoricien de l’éducation et musicien – une approche de l’éducation musicale qui est plus pragmatique qu’esthétique, selon Antti Juvonen : « Au cœur de la pédagogie se trouve l’expérience musicale. Nous mettons les élèves devant les instruments de percussion et les incitons à jouer et à chanter pour comprendre la musique non pas comme une abstraction, mais à travers la pratique et les sensations qu’elle réveille. Agir pour sentir et comprendre, avant d’intégrer un savoir théorique, c’est le principe de la méthode la plus souvent appliquée ».

Les cours de musique viennent d’abord soutenir le développement cognitif, émotionnel, moteur et social de l’enfant et nourrir ses capacités créatrices : « Nous croyons que l’éducation musicale, et plus généralement, l’éducation artistique dès le primaire est indispensable pour faire de nos enfants des adultes ouverts au monde, avec un savoir et un sens critique qui leur permettra ensuite de transmettre ces valeurs aux générations futures ».

Et ce n’est pas fini. A contre-courant de la tendance qui réduit les arts à l’école en Europe, la récente réforme de l’éducation en Finlande prévoit d’augmenter le nombre d’heures dans l’enseignement dédiées aux disciplines artistiques…

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L’État islamique brûle des instruments : suite..

 le Coran tolère la musique. C’est de la propagande

Publié le 20-02-2015 à 18h42 –

Avatar de Olivier Hanne

Par 
Islamologue

LE PLUS. Des clichés publiés par la branche lybienne de l’État islamique, dévoilent des instruments de musique en train de brûler. Jugés « non-islamiques » ils auraient étaient saisis et détruits, « conformément à la loi islamique ». Pour Olivier Hanne, islamologue et auteur de « L’État islamique, anatomie du nouveau Califat » (BG Éditions), c’est une charge contre l’influence culturelle occidentale.

Édité par Anaïs Chabalier

L’État islamique a publié des clichés sur lesquels ont voit des instruments de musique brûler (Photos relayées par le « Daily Mail« ).

La branche libyenne de l’État islamique, qui règne sans partage sur la cité côtière de Derna depuis l’été 2014, a publié des photos où des jihadistes détruisent par le feu des instruments de musique.

Ils brûlent notamment des caisses de batterie et des saxophones, qualifiés d’instruments « non-islamiques », sous prétexte d’obéir aux règles de la charia.

La musique a été un art de l’islam

Le Coran ne se préoccupe pourtant pas de musique, et les seules références à la musicalité dans le premier siècle de l’islam ne concerne que l’adan al-sala et le tajwîd.

L’adan est l’appel à la prière par le muezzin, qui obéit à des règles de prononciation strictes. Le tajwîd est la science de la récitation et de l’incantation des versets coraniques, sous une forme à la fois rythmée et particulièrement mélodieuse.

En dehors de ces deux coutumes, la sunna – la tradition musulmane – a longtemps été indifférente à la musique profane. Les grandes cités médiévales comme Bagdad, Damas, Cordoue, étaient même des centres de création poétique et musicale, et la cour califale accueillait une multitude de chanteurs et de joueurs venus agrémenter les divertissements du palais.

Si tout instrument était prohibé dans l’enceinte de la mosquée, en revanche, lors des fêtes religieuses, on accompagnait des hymnes pieux au son du tambourin, de la flûte et du ‘oud, la cithare arabe.

Les traditions musicales ethniques ou profanes influencèrent les sonorités religieuses, sans toucher toutefois au tajwîd et à l’adan. Les mystiques musulmans, les soufis, utilisaient systématiquement les sons mélodieux et la rythmique pour aider leurs méditations

La musique fut donc longtemps un art de l’islam.

L’instrument éloigne de la vie dévote

Pourtant, à l’instrument de musique – appelé malâhî – était associée une idée de futilité, d’amusement vain.

À compter du IXe siècle, plusieurs traités dénoncèrent les malâhî et la danse, comme une occasion de faute suscitée par le diable, car l’instrument éloigne de la vie dévote. Cette nouvelle perception se répandit rapidement et s’imposa dans tous les courants réformateurs et rigoristes.

Au XXe siècle, l’occidentalisation grandissante du monde arabe sembla donner raison aux mouvements salafistes dans le domaine musical : les rythmes américains et l’usage de leurs instruments dans le monde musulman étaient bien une preuve de la déliquescence morale et politique de l’islam.

La Turquie et l’Égypte, largement sécularisées, étaient les premières nations à accepter l’alliance avec les USA et le mélange des sonorités !

Une charge contre l’influence culturelle occidentale

La destruction de saxophones et de batteries sonne comme une charge contre l’influence culturelle occidentale et le déclin du monde musulman.

Que ce bûcher se soit produit en Libye est aussi une attaque contre l’Égypte anti-islamiste, l’Italie toute proche et contre la mémoire de Kadhafi qui aimait les divertissements, les femmes et la musique, tout en étant considéré comme un hérétique (zindîq) par la plupart des oulémas, les hommes de religion.

Les islamistes de Libye ont une visée évidemment propagandiste : ils veulent prouver que leur système obéit aux règles les plus anciennes et les plus pures de l’islam médiéval, non dévoyé par l’Occident, exactement comme le font Daesh en Syrie et en Irak et Boko Haram au Nigéria, dont le nom signifie : « L’influence occidentale est un péché »

Ces groupes ne sont toutefois pas absolument hostiles à toute musique, dès lors qu’elle respecte l’impératif de la piété.

Ainsi, tous les sites jihadistes transmettent des nashîd, des chansons de piété et de combat, réalisées sur fond de synthétiseur et de voix mielleuses, mais sans instrument de musique. Le plus fameux nashîd est l’hymne officieux de Daesh : Ummati qad laha fajrûn [1].

[1] Paroles : « Ô ma Umma, l’aurore vient d’apparaître, attends la victoire annoncée ; l’État islamique a surgi par le sang des hommes droits, l’État islamique a surgi par le djihâd des hommes pieux »

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Aimer Mozart par Eric Rohmer..

Il y a deux façons de goûter Mozart : la superficielle et la profonde,

la première n’étant pas pour autant condamnable.

Eric Rohmer
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J’ai fini par y venir. Ou plutôt c’est venu à moi, sans crier gare, encore qu’il y fallut sans doute – en sous-main – le long labeur de l’expérience : mon mariage, la paternité, l’approche de la quarantaine, tout ce lest de la pensée par la chair qui se marque et l’enfance qui revient, et plus spécialement la naissance de ma troisième fille, Marthe, dont le prénom cogne comme une contraction du nom célèbre (M [oz] art), et qui avec son rire, son énergie, sa joie bondissante, contribua encore à me retourner le cœur (au point que ma quatrième fille, Elisabeth, a pu naître sur le Quatuor en ré mineur que Wolfgang composa lors des couches de Constanze et que nous pouvions diffuser dans la salle d’accouchement grâce à ce qu’on appelle – justement – des enceintes). Bref, je me lève un jour, et me voilà mozartien !

Mes raisons de le détester

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Ce n’est pas faute, pourtant, de l’avoir méprisé. Il n’y a pas de compositeur, autant qu’il m’en souvienne, que j’aie honni davantage. J’aurais dû lui en avoir quelque gratitude : mes persiflages à son endroit me servaient à faire montre de ma sensibilité surfine et à me démarquer de cet engouement vulgaire qui remplit cycliquement de ses « compil’ » les caddies du supermarché. Combien de spots publicitaires et d’attentes téléphoniques à se farcir la Petite Musique de Nuit ? Me parlait-on d’Amadeus que je répliquais ce qui me semblait le B.A.-ba de la vérité musicale : Bach, Beethoven, Bartók… Je trouvais son œuvre superficielle et sautillante, légère et gentillette, d’une gaieté trop naïve, pas assez blessée par les tourments de l’histoire, en un mot : « facile », qualificatif choisi par Mozart lui-même pour sa Seizième Sonate pour piano.

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Cette Sonate, au reste, il faut voir sur Youtube toutes les vidéos qui nous montrent le petit de la famille en train de la mouliner : un petit Français de 8 ans, un Japonais de 7, un Coréen de 6… Qui dit mieux ? Rien n’est plus agaçant que ces enchères du prodige. C’est la postérité de cette image perverse entre toutes : celle du précoce « petit génie ». On s’émerveille de ce petit d’homme et de son ébouriffante virtuosité. On ne voit pas que c’est le haïr en tant qu’enfant. Car l’enfance tient sa grâce de son insouciance, de sa fragilité, de son abandon. Or, ici, on prétend l’applaudir pour son application et sa maîtrise, c’est-à-dire qu’on la juge exclusivement d’après les valeurs de l’adulte. Et puis ce qu’on apprécie alors, ce n’est pas la musique, laquelle n’a que faire de l’âge du compositeur, mais l’exploit, c’est-à-dire la vitrine de l’exploitation. Contrairement à ce que l’on raconte, toute l’imagerie colportée de « Mozart-enfant-prodige » n’a pas fait beaucoup pour l’enfance : elle est une très bonne toile de fond pour d’innombrables torgnoles assénées sur le petit cancre, le bon à rien, le « qui-ne-se-fera-jamais-une-situation », le « qui-finira-par-ramasser les poubelles »… Et que je t’avorte du trisomique qui ne composera jamais un menuet à cinq ans ! Et que je te fabrique dans l’œuf l’homme nouveau, le surdoué, le fils à papa miraculeux !… On connaît ce lamento à propos des enfants opprimés : « C’est Mozart qu’on assassine ! » Mais quand on est génétiquement certain que ce n’est pas un Mozart, pourquoi ne pas assassiner ? Les adeptes de l’efficience (qui constituent ce qu’on pourrait appeler avec Anthony Burgess le « Wolf Gang ») peuvent très bien trouver dans la gloire du petit Amadeus un motif d’éliminer les minables et les faibles.

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A ce cliché s’en ajoute un autre, inverse en apparence, mais non moins dangereux : celui du Mozart assassiné par Salieri, n’ayant qu’un chien pour suivre son corbillard puis jeté à la fosse commune. Parce qu’il ne suffit pas d’être un génie, il faut encore être un génie méconnu, histoire que tous les ratés qui estiment avoir du génie puisse s’identifier, sans doute, mais surtout pour que l’artiste puisse apparaître sous des dehors christiques et devenir ce saint qui nous invite, non pas tant à être juste qu’à chanter juste ou à l’écouter dans un confortable fauteuil. Mozart, Jim Morrison, même combat. La religion laïque de l’art se fabrique ses icônes devant lesquelles s’assurer que la musique adoucit les mœurs et qu’il n’est pas besoin d’autre sacrement. Le nazisme y croyait tout autant qu’une certaine gauche lettrée : Hitler, lui aussi génie méconnu, prenant sa revanche dans la politique, invente le national-esthétisme. En 1941, à l’occasion du cent-cinquantenaire de sa mort, le Gauleiter de Vienne, Baldur von Schirach, fait sur Mozart un discours qui le présente comme un grand Allemand : « Il constitue une partie de cette force qui nous permet de mener la guerre. […] Son immortalité et sa transfiguration sont un message pour nous tous, les errants qui combattons et tombons, nous relevons et continuons sur la voie de l’éternité. […] Plus cela avance, plus Mozart appartient à la Nation. » Et d’affirmer que ce « sauveur » en évoque irrésistiblement un autre, le Führer du Grand Reich, pour qui le Philharmonique de Berlin était aussi important, afin de conquérir les peuples, que la Gestapo. Le Salut par l’Art, la politique ramenée à l’architecture, les lois de Nuremberg comme la partition d’orchestre d’une grande Symphonie héroïco-populaire, tels sont les ressorts du nazisme : au lieu de gouverner les hommes tels qu’ils nous sont donnés dans leur histoire et leur liberté irréductibles, il s’agit de les traiter comme un matériau plastique et sonore, d’en tirer le surhomme de demain. Pour cela, il faut au préalable nous faire un portrait de l’artiste en martyr.

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Aussi est-il courant de lui accoler cette épithète : le « divin » Mozart. Comment l’effort aussi bien contre la bêtise que contre l’idolâtrie ne trouverait-il pas là de quoi ruer contre ? Bon, je ne ferais pas ma mauvaise tête, admettons que « divin » ne signifie pas que Mozart est Dieu, que cela veut seulement dire que sa musique est supérieurement belle, qu’elle engendre en nous des sentiments très purs, qu’elle semble laisser entrevoir un paradis, etc. Mais ne peut-on pas, en ce sens, et à plus juste raison, parler du divin grégorien, du divin Bach, du divin Beethoven et plus encore du divin, du religieux, du sacré Wagner ? Et, néanmoins, après ce qu’il faut bien nommer une conversion – misère ! – aujourd’hui je me sens à mon tour obligé de professer cette épithète. Car, hélas ! J’ai endossé la panoplie avec tous ses accessoires : à présent j’écoute la Petite Musique de Nuit et la Sonate facile, j’aime Mozart comme l’Indien de l’Orénoque ou la caissière du Monoprix, et même comme ma femme qui exhale un « non, ce n’est pas possible » quand je lui fais écouter l’andante de la première symphonie et lui murmure après un temps, pour ménager mon effet, qu’il la composa à huit ans… Mais avant que celui que je fus condamne celui que je suis, qu’il entende ma défense, qu’il comprenne en quoi je ne l’ai pas trahi, pourquoi la musique de Mozart me paraît effectivement avoir quelque chose de divin.

Pourquoi « divin » et pas « galant » ?

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Cet adjectif suprême, il y a plusieurs manières, pour un musicien, de le mériter. Le laisse entendre ce fameux mot de Rossini auquel on demandait quel était pour lui le plus grand des compositeurs : « Beethoven ! – Et Mozart, alors ? – Oh, lui, c’est le seul ! » Mozart ne supporte pas la comparaison. Qu’on le compare à un autre de ces très grands artistes, il paraîtra moindre : Beethoven est plus grand, Bach plus religieux, Haydn plus construit, Schubert plus émouvant, Wagner plus sacral, Rossini lui-même, pourquoi pas ? plus rossignol… Je ne retiens pour l’heure que les deux premiers, ils me permettent de décrire deux aspects étranges du génie et de la profondeur de Mozart, à savoir qu’il est génial en se faisant disciple, et qu’il est profond en adoptant le style galant.

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Que veut dire être grand ? Se sentir à l’étroit dans les vêtements que portent ordinairement les autres. Il en va ainsi pour Beethoven. Ses partitions sont pleines de ratures. Il fait craquer les coutures de l’habit. Beethoven est un inventeur de formes neuves. Il y a en lui de ce Prométhée qui fascine Victor Hugo : « Le grand Allemand, c’est Beethoven. » La critique peut donc insister sur sa « puissance », sa « grandeur morale », son « esprit moderne ». Attributs qui ne conviennent certes pas à notre « Aimé-de-Dieu ». Mozart moderne ? Il est plutôt la définition du classique. Sa grandeur morale ? En dehors de la musique (et encore), il est plutôt farceur, et quand Ludwig lit Kant, Wolfgang préfère s’amuser à des calembours d’almanach, selon une toute autrichienne légèreté d’esprit. Quant aux formes musicales, il n’en a créé aucune. Il s’intéresse à tout ce qui se fait, à tout ce qui s’est fait, et il reprend ce qui est bon, suivant petits et grands maîtres : Jean-Chrétien Bach, Haendel, Schobert, Gluck, Sammartini, « papa Haydn », Jean-Sébastien Bach… C’est presque un plagiaire. Presque. Car à chaque fois qu’il reprend une forme bien connue, il l’illumine de sa touche singulière, comme Racine lorsqu’il reprend les sujets de Bérénice ou de Phèdre. Dilthey a ces mots remarquables : « Mozart n’est pas venu instaurer un nouvel ordre du monde, mais exprimer musicalement ce qui est. » Et voilà le premier point de ma plaidoirie contre moi-même : le génie de Mozart va contre la figure effervescente et prométhéenne du génie romantique, et cette manière d’être génial (ou divin) est très précieuse à l’heure où la technique prétend « instaurer un nouvel ordre du monde ». Elle ne fait pas du passé table rase, ne prend pas la tradition comme un fardeau encombrant, mais comme un appui qui permet de soutenir sa course. Elle ne viole pas la nature, ne la considère pas comme un fonds pliable à son gré, mais comme un élan qu’il s’agit de continuer et d’épanouir : « La nature parle en moi », confie-t-il dans une lettre. La nature et non le génie. Mozart ne veut pas avoir l’initiative. Il ne se voit pas en créateur. Son art se déploie dans le prolongement de la rivière et de l’oiseau, et dans la reprise de la sagesse des pères. Il se met d’abord à l’écoute : Shéma [1]  Mot hébreu signifiant « écoute », par lequel commence… [1] … De là sa limpidité et son universalité comme une source. Car la fraîcheur de la source lui vient de n’être pas à soi-même son origine, mais de recueillir à travers soi, en les réchauffant, les neiges qui viennent de plus haut. Et le mozartien, même s’il peut admirer l’ « enfant prodige », admire d’abord l’enfant tout court, et même le petit demeuré dans sa spontanéité naïve, car la musique de Mozart est dans la simplicité d’un accueil qui repousse toute démiurgique fascination.

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Si on le compare au protestant Bach, il est évident que le catholique Mozart peut faire figure de frivole. La musique de Bach apparaît à la fois plus savante et plus religieuse. Plus intellectuelle et plus cultuelle. Bach offre à Dieu la dîme de ce qu’il y a en l’homme de plus élevé et de plus grave, de plus pur et de plus élaboré. Mozart ne renie pas l’élevé, bien au contraire, mais il prend aussi avec lui le profane et même l’amusant (sans oublier que musique et amusement trouvent leur commune racine dans le nom de « Muse »). Les frontières chez lui ne sont pas nettes : ce qui se joue à l’église peut se retrouver sur une scène d’opéra, et inversement. La mélodie d’un Agnus Dei se retrouve dans Les Noces de Figaro. Et l’Et incarnatus est de la Grande Messe en ut mineur peut ressembler à un air italien. Les auditeurs tireront ce jeu dans un sens ou dans l’autre : les uns diront qu’il profane le sacré ; les autres, qu’il spiritualise le profane. Fernando Ortega fait une très juste remarque : « Si Bach est plus religieux, Mozart est plus théologal. » Les vertus théologales, en effet, à la différence de la vertu de religion qui s’exerce spécialement dans le culte, se déploient aussi bien à l’église qu’à la maison, au cirque qu’au monastère, dans un boudoir même et jusque dans un comité d’entreprise… Mais avant d’aller jusqu’à cette affirmation théologique, je crois qu’il faut d’abord remarquer que Mozart adopta le style galant une fois pour toute : une musique qui flatte d’emblée l’oreille, d’un grand confort d’écoute, avec sa régularité rythmique qui repousse le rubato de la confidence sentimentale, ses cadences qui viennent ponctuer les phrases et confèrent au flux des notes la clarté d’une conversation. Et voilà le second point de mon apologie pro vita mea : on peut faire sentir que l’on est profond, mais le plus difficile est de l’être sans l’afficher, c’est-à-dire de ne pas être profond qu’en surface. Le génie de Mozart est à l’inverse, comme la mer, une surface chatoyante où se plaisent tous les jeux de la lumière, et sous cet ondoiement toujours le même et toujours neuf, l’abîme. Dans son maître-livre sur La Pensée de Mozart, Jean-Victor Hocquard cite Tchouang-Tseu : « Un soulier est parfait, quand le pied ne le sent pas. » L’art mozartien est de ne pas se faire sentir et de nous transporter d’un coup, sans qu’on sache trop comment. Pour ma part, afin de ne pas faire oublier la croix qui se cache sous cette grâce, je préfère reprendre une parole de Pascal : « Comme Jésus-Christ est demeuré inconnu parmi les hommes, ainsi sa vérité demeure parmi les opinions communes sans différence à l’extérieur. Ainsi l’Eucharistie parmi le pain commun. [2]  Pascal, Pensées, § 211, éd. Michel Le Guern, Gallimard,… [2]  » Ainsi (mais dans l’ordre esthétique et sans le canoniser) Mozart parmi tous les compositeurs faciles de son temps ? Lorsque le Verbe se fait chair, l’événement absolu épouse les apparences les plus ordinaires : alors, il se manifeste, en même temps que sous un autre rapport il se cache davantage, puisque sa parole inouïe résonne à travers la voix d’un charpentier nazaréen ; alors, le plus sacré rentre dans le plus profane, puisque Dieu devient ce passant qui mange et boit avec les publicains. Cette proximité même du divin risque le malentendu : comme la lettre volée d’Edgar Poe, tellement en évidence qu’on ne songe pas que c’est celle que l’on recherche, on peut prendre l’Homme-Dieu pour un quelconque agitateur, un autre Theudas ou Judas le Galiléen. A moins qu’on ne l’écoute avec attention. Shéma… Il y a quelque chose de cela chez Mozart (comme aussi chez Proust, par exemple) : sous des dehors mondains, une joie qui peut paraître légère mais qui sait traverser le drame le plus profond. La mort y est souvent à l’œuvre. Mais plus encore la grâce improbable d’une vie subitement rendue. Or, à chaque fois, c’est comme avec l’Incarnation : le Dieu qui meurt peut n’apparaître que comme un bouffon dérisoire ; l’Homme qui ressuscite comme un cadavre escamoté.

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Jusqu’ici j’ai été plus descriptif qu’explicatif. Avec la musique, du reste, peut-on faire autrement ? Je voudrais toutefois m’essayer à décliner plus avant ce qui donne du poids à sa légèreté même, et par là ce qui l’apparente esthétiquement à la grâce (rien de plus léger et rien qui ait plus de poids). Je me contenterai d’explorer ces deux motifs : si elle est si divine, c’est primo, parce qu’elle ne se veut pas sacrée, secundo, parce qu’elle cherche avant tout le divertissement…

Papageno contre Parsifal

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Couché sur son lit de mort, sous une couverture blanche, alors qu’un canari chante dans une petite cage, ses lèvres pâles laissent échapper une mélodie. La Flûte enchantée se joue encore au théâtre de Schikaneder. Mozart fredonne-t-il la sublime prière de Pamina « Ach, ich fühl’s » ? S’agit-il du duo des élus traversant le feu : « Par la magie de la musique nous marchons joyeusement à travers les ténèbres de la mort » ? Non, mais l’air populaire de Papageno l’oiseleur. Il faut le souligner : tandis que Tamino passe avec succès les épreuves de l’initiation, Papageno les rate toutes, et il n’en gagne pas moins sa Papagena dans une joie rayonnante. Alors, bien sûr, il y a le combat, la colonne d’harmonie, toute la construction maçonnique qui achemine vers la sagesse ; mais il y a aussi la sagesse qui vient vers nous comme ça, comme qui s’amuse, bien que nous soyons des petits rigolos tout peureux et ratés.

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Nous voici loin de Parsifal. Chez Mozart – le début du quatuor « Les dissonances » en présente le paradigme – le passage des ténèbres à la lumière n’est pas volontariste, il ne procède pas d’un effort titanesque, il n’est pas le résultat d’une lutte, mais plutôt sa récompense indue, l’éclosion d’un printemps inespéré. Pas de Voyage d’hiver, mais une éclaircie qui déchire illico tous les nuages. Pas de Sacre du printemps, avec sa pompe monumentale, son rituel féroce, ses floraisons à coups de soc dans une victime, mais l’hirondelle qui fait sans transition changer de plan, nous tourne vers un ciel devenu bleu malgré nous. Mozart n’est ainsi divin qu’en étant d’autant plus humain, mais d’une humanité qui n’est pas celle de l’humanisme triomphal : il ne fait pas l’éloge du héros, du fort, du vainqueur (le seul grand vainqueur, Don Giovanni, n’est couronné que par l’enfer) ; il montre le faible et le ridicule graciés sans qu’on sache pourquoi, simplement parce qu’ils ont pris la mesure de leur impuissance. Ainsi Idoménée, qui ne peut plus s’en sortir, et la voix de Neptune soudain suspend le sacrifice et brise la fatalité. Ainsi le comte Almaviva, aussi bien que Figaro, humiliés et pardonnés en dépit de leurs tours. Ainsi Papageno, donc, joyeux quoiqu’ayant échoué au rite de passage. C’est ce qui fait l’esprit d’enfance de cette musique (une enfance qui la hante d’autant plus que Mozart en fut en quelque sorte privé, voué par Léopold au travail et à la posture de l’exhibition dans toutes les cours d’Europe, si bien que le petit, dès qu’il arrêtait son récital prodige, posait cette question bouleversante à ceux qui s’intéressaient à lui : « M’aimez-vous ? M’aimez-vous bien ? »). L’esprit d’enfance est cette légèreté plus forte que toute gravité, parce qu’elle s’abandonne à la providence d’un Père qui excède tout pouvoir humain.

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Puisque le salut ne dépend pas de nous seuls, le sérieux consiste dès lors à ne pas trop se prendre au sérieux. Et d’abord à ne pas faire de la musique un sacrement, de l’opéra une grand’messe, mais de manifester au contraire, comme dans Cosi fan tutte, que nous ne pouvons pas être fidèles par notre propre industrie, et donc que nous devons espérer une grâce. Ici, la musique fait signe vers l’autre, peut-être vers l’autel, mais elle ne se substitue pas à lui. C’est là la grande différence de Mozart avec Wagner. Le pontife de Bayreuth, ennemi de la légèreté italienne, veut que son opéra soit le lieu même du sacré. Il faut que l’on vienne à son œuvre comme en pèlerinage et qu’elle dure assez longtemps pour nous envoûter. Et Wagner y réussit puissamment. C’est ce qui le rend plus souverain que Mozart. Mais cette puissance relève aussi d’une naïveté qui le place au-dessous de Rossini. Car Rossini, en vrai disciple de Mozart, savait que l’esthétique n’était pas le religieux et que la scène, si elle approchait le mystère, ne produisait au mieux que du mystère bouffe, du sacré divertissement, et qu’il fallait donc chercher la justice ailleurs que dans son spectacle : il ne suffit pas de chanter « Seigneur ! Seigneur ! ».

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Mozart ne succombe pas à la tentation de la puissance. Il touche sans attraper, captive sans capturer. Dans sa dernière symphonie, « Jupiter » la mal nommée, aux parties tonnantes succèdent aussitôt une petite danse légère, comme un pied de nez, un « nananananère » qui tourne en dérision la prétention babélienne d’emporter le ciel par la force. Cette grâce peut passer pour de la facilité ; cet esprit d’enfance, pour de la puérilité. Le malentendu reste toujours possible. Réalité à double face : galante et pieuse, libertine et fervente, dont l’équilibre est fragile et qui laisse à l’oreille la possibilité de fourcher. Souvent on n’entend que l’un ou l’autre, et pour moi ce fut d’abord le versant de la galanterie facile, attrayant pour certains, pour moi agaçant. Mais lorsque je perçus les deux unis sans confusion, comme les deux natures dans l’unique personne du Verbe – à la fois ce bambin gigotant sur la paille et le Nom imprononçable du buisson ardent – comment n’eussé-je pas été comme le ravi de la crèche ?

Sérieux du divertimento

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Il faut reconnaître à nouveau la possibilité de ce malentendu : quand même il assumerait la gravité de Bach, l’énergie de Haendel, Mozart ne peut s’empêcher de « sacrifier au style brillant et insouciant des Italiens sans pour autant tout à fait oublier Salzbourg. » Que l’on écoute ses grands divertimentos, les sérénades Haffner ou « cor de postillon », œuvre de cour, il s’y manifeste souvent le style, la limpidité, le jeu mais aussi les obscurcissements harmoniques que l’on trouve dans les œuvres d’église. Mozart, au fond, n’est jamais sorti du divertimento. Et c’est pour cela que des esprits graves comme je fus peuvent l’accuser de succomber à la facilité mondaine, et plus encore au divertissement pascalien.

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Mais il est un sens du divertissement que Pascal, trop janséniste sur cette matière, n’a pas su voir : c’est celui de l’activité gratuite, inutile, pas sérieuse en apparence, mais à cause de cela qui s’imprègne du sérieux même de la grâce. Mozart joue pour jouer. Mozart chante pour chanter. Il ne prétend pas délivrer une sagesse. Il ne cherche pas à exprimer un état d’âme. C’est là sa distinction, et le pénétrant Karl Barth mieux qu’aucun autre sut l’expliquer : « Contrairement à celle de Bach, la musique de Mozart n’est pas un message ; à l’inverse de celle de Beethoven, elle n’est pas une confession personnelle. Dans sa musique, Mozart ne proclame pas de doctrine, il ne se proclame pas lui-même. Mozart ne veut rien proclamer, il se contente de chanter. Ainsi, il n’impose rien à l’auditeur. Il ne l’accule à aucune décision. Il n’exige de lui aucune prise de position : simplement il le libère. [3]  Karl Barth, Wolfang Amadeus Mozart, 1756-1956, Labor… [3]  » Cette absence ensemble de message et de confession est ce qui permet à une écoute distraite, écoute réelle cependant, d’en conclure à un bas divertissement. Mais Barth y reconnaît un divertissement paradisiaque. Lui, le protestant, n’a pas peur d’affirmer : « Je ne suis pas sûr que les anges, lorsqu’ils sont en train de glorifier Dieu, jouent de la musique de Bach ; je suis certain, en revanche, que, lorsqu’ils sont entre eux, ils jouent du Mozart, et que Dieu aime alors tout particulièrement les entendre. » Quant au mécréant lui-même – je veux parler de Cioran – il a cette autre audace : « Si, avec Bach, nous éprouvons le regret du paradis, avec Mozart, nous sommes au paradis [4]  Cioran, Le Livre des leurres, «Mozart ou ma rencontre… [4] . » L’absence de message porte en quelque sorte le message le plus universel et le plus paradisiaque. Le plus universel, parce que devant lui il n’y a pas de position à prendre. Le plus paradisiaque, parce que notre avenir radical, d’après les psaumes, se reçoit dans l’acte du chant. « Heureux les habitants de ta maison, ils pourront te chanter encore ! »

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Mais ne sommes-nous pas dès lors aussitôt reconduit au reproche d’évasion, d’esquive de l’horreur ? Comment écouter Mozart après Auschwitz ? Ne faut-il pas que l’art, pour ne pas paraître à la fois niais et complice, assume en lui la plainte, la discordance, le cri des suppliciés et l’explosion des bombes ? Ne devrait-on pas ne plus faire d’opéras qu’avec des ténors qui hurlent des coloratures qui succombent à l’asphyxie ? Il paraît nécessaire, en tout cas, que l’œuvre puisse dénoncer, ou du moins signifier le mal qui nous ronge, sous peine de n’être qu’un opium, qu’un analgésique qui voile le symptôme et laisse ce mal, sous nos faces pâmées, nous atteindre plus au cœur. Mais que reste-t-il alors de la musique ? Ne tournerait-elle pas au bruit ? Mozart n’avait-il pas raison de dénoncer l’imposture qui consistait à y porter la fureur des passions jusqu’à blesser l’écoute ? « La musique, même dans la situation la plus terrible, ne doit jamais offenser l’oreille mais, pourtant, là encore, la charmer, et donc rester toujours de la musique. [5]  Lettres de Mozart à son père Léopold sur L’Enlèvement… [5]  » Une œuvre d’art, même si elle suscite terreur et pitié, les suscite à travers une mimésis, dans la distance d’une représentation et de manière à ce que l’on en jouisse, sinon de peur on quitterait la salle ou, de compassion, on monterait sur scène. Alors, rendre Auschwitz agréable ? Voir les chambres à gaz en mangeant du pop corn ? Ou bien faire exploser des bombes dans la salle jusqu’à vous péter le tympan ? Faire du beau avec de l’horreur pose un problème moral plus grave et plus difficile que faire du beau avec de l’anodin. Jacques Rivette le rappelait dans son article « De l’abjection » : « Il est des choses qui ne doivent être abordées que dans la crainte et le tremblement ; la mort en est une, sans doute ; et comment, au moment de filmer une chose aussi mystérieuse, ne pas se sentir un imposteur ? » C’est pourquoi la stratégie de Mozart est peut-être la plus juste : sa musique nous enlève dans un univers limpide, et quand elle aborderait la dissonance (comme dans la fin de Don Juan), c’est pour ramener par grâce dans un paradis auditif, en sorte que lorsqu’elle s’arrête, nous n’en éprouvons que plus cruellement la morsure de nos fautes. Plutôt que signifier le mal en le représentant dans une brisure de l’harmonie, elle le signifie à travers la pureté de l’harmonie même – par contraste ; et la lumière de son chant gratuit ne nous fait que mieux percevoir les ténèbres de nos aboiements.

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Il y aurait beaucoup à dire sur cette désignation de l’activité bienheureuse comme d’un « chanter encore » (je me propose d’y consacrer un livre). Qu’on se contente pour l’heure d’y voir une réponse à cette union théologale du galant et du profond, du plus léger et du plus lourd dans la musique de Mozart : le chant pour le chant, c’est chose futile au regard des préoccupations de ce monde, mais c’est aussi le signe de l’apocalypse, – « Ils chantaient un cantique nouveau » (Ap 5, 9 et 14, 3).

Notes

[1]

Mot hébreu signifiant « écoute », par lequel commence le verset 4 du chapitre VI du Deutéronome.

[2]

Pascal, Pensées, § 211, éd. Michel Le Guern, Gallimard, 1977.

[3]

Karl Barth, Wolfang Amadeus Mozart, 1756-1956, Labor et Fides, 1969, p. 26.

[4]

Cioran, Le Livre des leurres, «Mozart ou ma rencontre avec le bonheur », Œuvres, Gallimard, 1995, p. 176.

[5]

Lettres de Mozart à son père Léopold sur L’Enlèvement au Sérail.

Résumé

Français

Mozart ne succombe pas à la tentation de la puissance. Il touche sans attraper, captive sans capturer. Cette grâce peut passer pour de la facilité ; cet esprit d’enfance, pour de la puérilité. Le malentendu reste toujours possible.

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Racisme ordinaire dans le monde merveilleux de la musique classique

Témoignage 26/07/2014 à 13h10

Rue 89

Le hautbois de « La Danse des Nymphes », détail de la tapisserie de la Manufacture des Gobelins, XVIIe siècle (Mobilier national/Wikimedia Commons)

Le jury a fini de délibérer et les élèves sont rappelés dans la salle pour la proclamation des résultats des examens techniques. J’ai 11 ans et demi et c’est ma première année au conservatoire national de région (CNR).

Le président du jury, un homme brun et qui paraît grand, appelle les élèves un à un et donne la note obtenue accompagnée d’un petit commentaire. Il m’appelle en dernier. Je m’avance. Il sourit et me lance avec bonhommie : « Je m’attendais à entendre “Saga Africa” mais finalement, c’était très bien ! » avant de m’attribuer la meilleure note.

Autrefois élève, aujourd’hui prof, notre riveraine Lune, musicienne classique, subit depuis vingt ans des remarques liées à sa couleur de peau. Mathieu Deslandes

Sur le moment, je n’ai pensé qu’à la note, un 18 ! Mais je n’ai pourtant jamais oublié cette petite remarque assassine que l’examinateur pensait anodine.

Quatre ans plus tard, je tente l’examen d’entrée en cycle supérieur. Mon professeur étant en tournée, c’est un remplaçant qui est chargé de nous préparer à l’examen. Nous étions deux filles du même âge et du même niveau à présenter ce concours.

« Pourquoi, t’écoutes pas de reggae ? »

J’étais en cycle spécialisé en théorie musicale, je continuais à participer activement aux chorales et aux orchestres du conservatoire, je suivais régulièrement mes cours de musique de chambre baroque et venais de commencer le hautbois.

Au lieu de me voir comme l’élève motivée et engagée que j’étais, le remplaçant passe des semaines à essayer de s’expliquer la présence d’une « rasta » dans la classe. Alors que ma camarade a droit à des cours sérieux, ce seront pour moi des semaines à entendre la rengaine : « Mais toi, tu t’en fous, t’es une rasta, t’es là pour te marrer ! » Un jour, j’ose :

« Mais pourquoi une “ rasta ” ?

– Ben à cause de tes cheveux ! Pourquoi, t’écoutes pas de reggae ? »

Difficile pour lui de comprendre qu’on puisse naître noire, avoir des cheveux de Noirs, les attacher comme une Noire et écouter plus souvent Bach que Bob Marley.

Disons que je joue du « tonkatchak »…

Plus tard, élève d’un conservatoire supérieur, je joue avec un quatuor de flûtes à bec. Dans cet ensemble, je joue de la flûte à bec basse. Après un concert, une dame vient me voir. Elle me demande gentiment si ma flûte est un instrument traditionnel de mon pays, et quel est son nom.

Je me lance dans une présentation de la famille des flûtes qui ne lui convient pas, persuadée qu’elle a en face d’elle un instrument exotique, joué par une musicienne exotique. Avec un sourire condescendant, elle me rétorque que, non, cet instrument n’existe pas ici en Europe et me demande comment on l’appelle dans mon pays.

Agacée, je m’invente une vie. Je viens des îles Bermuda et je joue du « tonkatchak ». C’est tellement plus plausible qu’une Noire, française, qui joue d’un instrument classique.

« Les esclaves, c’est pour toi, ça ! »

Nous avons un professeur de chant choral qui manie l’humour raciste Banania comme personne. Dans son cours, tous les Sud-Américains s’appellent « Caramba ! ». Dans une pièce, nous avons une phrase à chanter en arabe. Un élève égyptien se charge d’en décomposer la prononciation. Quand le professeur reprend la parole, il exulte, fier :

« Vous avez bien compris, faites semblant de vomir, ça sonnera comme de l’arabe ! »

A la fin de l’année, nous chantons « Le Chœur des esclaves » du « Nabucco » de Verdi. Pendant que je chante, le professeur vient vers moi et me chuchote :

« Les esclaves, c’est pour toi, ça ! Vas-y, chante-le avec toute ton âme d’esclave ! »

J’ai en hautbois un professeur qui est une bonne vivante mais ayant des goûts et une sensibilité musicale très éloignés de la mienne. Comme l’examinateur d’autrefois, elle pratique un humour douteux qu’elle s’efforce de faire accepter. Je n’en suis pas la seule cible, un jeune élève japonais subit aussi ses traits d’esprit. Elle est capable, presque dans la même phrase, de s’indigner du racisme ambiant tout en me recommandant de faire très attention à ne jamais parler aux gens d’Europe de l’Est parce qu’ils font tous partie de groupes mafieux très dangereux.

Toujours le même procès en légitimité

Pour mon dernier examen, avant d’étudier avec elle, j’avais joué la sonate pour hautbois de Camille Saint-Saëns. Pour ma première audition dans sa classe, elle me fait jouer un petit morceau facile intitulé : « Le Rasta jamaïcain dans son champ de cannes à sucre ». (Mon collègue japonais, lui, devait jouer « Le Petit Chinois avec son chapeau pointu ».) Je ne fais pas de vagues, mais je sors de cette audition mortifiée.

Il n’y a pourtant pas, en théorie, de critères physiques pour jouer d’un instrument, mais il n’empêche que certains préjugés ont la peau dure. Parfois, pour m’éviter une discussion longue et inutile, je préfère dire aux gens que je danse ou que je fais du chant jazz plutôt que de leur expliquer mon métier.

J’ai eu la meilleure note lors de mon tout premier examen au CNR, mais aussi à presque tous les examens qui ont suivi, au CNR, puis, dans les conservatoires supérieurs où j’ai poursuivi ma formation. Si mon 9/10 à mon examen final de master a fait grincer des dents, aujourd’hui, en France, dans le monde du travail, j’ai toujours le droit au même procès en légitimité.

La Blanche catho à serre-tête

Cette année, j’enseigne dans un conservatoire. Le premier jour, je vais chercher mes fiches de présence au secrétariat. Je rentre et me présente. La secrétaire me regarde avec étonnement, et, comme l’examinateur il y a vingt ans, elle lance :

« Je savais que nous avions un nouveau professeur, je connaissais son nom, mais je ne m’attendais vraiment pas à ce qu’il soit noir ! »

Comme il y a vingt ans, ce n’était pas dit méchamment, c’était juste une remarque.

J’ai l’habitude qu’on s’étonne, en entretien, que mon visage ne coïncide pas avec mon CV. On s’attend à voir arriver une Blanche-catholique-à-serre-tête ; arrive une fille qui ressemble plutôt à la chanteuse Irma et qui prétend pourtant avoir une formation des plus classiques. Dix ans de piano, non, pas de jazz, plutôt du Chopin.

Au début, j’étais noire et à la fin, aussi

Mes élèves pensent que, comme je suis noire, je suis cool et j’ai le swag. Et si, un jour, j’arrive en retard, c’est parce que je suis noire (les Noirs ne sont pas ponctuels, vous savez).

Difficile pourtant d’accepter d’avoir travaillé toute une vie, plus que les autres, mieux que les autres, pour finalement être réduite à une couleur de peau. Nous sommes en juillet, j’ai fini mon année. Elle se finit mal, pas sur le plan pédagogique, mais sur le plan relationnel.

Une bonne âme se résout à m’expliquer que la secrétaire m’a dans son collimateur et ne rate jamais une occasion de parler en mal de moi. Je m’étonne, croyant, avec le temps, être arrivée à installer de bonnes relations avec elle. Je pensais aussi que mon travail, mes résultats ainsi que mes projets pour l’année suivante, parlaient pour moi et lui auraient fait oublier sa réserve initiale. Il n’en est rien. Au début, j’étais noire et à la fin, je suis noire et c’est toujours un problème.

Je suis poussée vers la sortie sans qu’à aucun moment il ne soit rien reproché à mon travail. Une année ordinaire, dans une vie ordinaire, dans le monde merveilleux de la musique classique.

Cœurs purs aux mains blanches

La France n’a pas toujours été aussi frileuse. Le mélomane français a aimé et célébré le jazz avant les Blancs américains, trop pétris de préjugés racistes pour reconnaître la valeur artistique de cette musique. Paris était célébrée des musiciens noirs comme une ville de liberté où ils pouvaient être artistes avant d’être noirs. Les chantres du Mouvement des droits civiques venaient à Paris faire l’expérience d’un monde où il leur semblait que leur couleur disparaissait. Après la Première Guerre mondiale, beaucoup de GI’s noirs refusèrent de quitter une France où ils avaient fait l’expérience de la liberté.

Si j’ai réussi des examens, des auditions ou ai été embauchée dans des conservatoires et autres écoles de musique, c’est bien parce qu’il y avait des gens pour ne pas se laisser impressionner par ma différence.

Mais aujourd’hui, j’en viens presque à rêver de New York, une ville où j’aurais droit à une carrière sans que ma couleur de peau ne soit constamment un frein. Ici, la musique classique, la danse classique, l’opéra – cette culture dont j’ai fait toute ma vie – sont ensemble sous une cloche de verre que seuls des cœurs purs aux mains blanches devraient pouvoir soulever. Les autres devraient se contenter de regarder.

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